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text / 평론

critique_Frédéric PAUL

Du WTC à Final Fantasy

la question de l'échelle chez Heung-Sup Jung

 

 

 

1.

 

Le monde est trop vaste et trop complexe pour nous permettre de le saisir en tout ou en partie. Pour nous y retrouver un tant soit peu, nous nous voyons contraints de lui ajouter sans cesse des représentations, car seules celles-ci, en le réduisant à notre échelle, sont véritablement à portée de notre intelligence. Le monde était donc déjà trop ramifié avant cette opération et il s'en trouve encore augmenté pour... nous simplifier la vie ! Comprendre le monde où nous vivons et saisir ses particularités stables ou instables — mais je désigne déjà ici la même activité sous l'habillage de deux verbes différents : comprendre et saisir — passe forcément par cette opération élémentaire de mise à l'échelle appropriée. Sans ce préliminaire, le parc du Changdeokgung (Palais de la Prospérité) ou la Tour Eiffel sont trop grands pour nous, et le microbe de la grippe ou le caillou qui s'est glissé dans ma chaussure sont trop petits. Or loin s'en faut qu'un quelconque effet de zoom avant ou arrière suffise à nous rendre l'étrange plus familier et le familier moins étrange. Le télescope et le microscope n'ont rien simplifié. Avant leur invention, nous étions déjà perdus dans la multitude. Après, la multitude s'est révélée plus exorbitante encore. Il nous faut pourtant un point d'appui pour avancer, ne serait-ce que de deux pas, dans ce monde qui nous entoure et nous dépasse.

Dans le bureau précaire où j'écris, sur la table à repasser qui n'a rien à faire derrière mon dos, n'ont été fortuitement abandonnés ni parapluie ni machine à coudre mais une autre table à repasser de dimensions plus réduites dont se sert ma fille cadette pour ses travaux de couture. Entre la table à repasser et la machine à coudre, il y a donc un indiscutable rapport — mais pas avec le parapluie, que d'aucuns trouveront plus à sa place sur une table de dissection. On appelle « jeannettes » ces planchettes à repasser dont se servent surtout les couturières. Mais on n'a que très récemment trouvé un nom à cette auxiliaire de la surjeteuse, dont ma cadette est une adepte. Avant, l'instrument existait anonymement (depuis combien de temps ?), mais c'est seulement en 1922 que son nom est introduit dans le Larousse universel et devient dès lors publiable partout ailleurs — facilitant la tâche des fabricants et des marchands, qui peuvent l'entrer dans leurs catalogues pour faciliter l'écoulement de la marchandise. Auparavant, cette table miniature n'avait qu'un numéro de référence. Après 1922 — année de création de la première bibliothèque publique de Séoul et date d'extinction du tigre dans la péninsule de Corée du sud ; ou, en France, année à laquelle Monet fait don à l'État des Nymphéas de l'Orangerie et date d'exécution de Désiré Landru, l'un des assassins récidivistes les plus célèbres du pays — elle se voit distinguée par l'octroi d'une désignation et, sans augmentation d'efficacité, elle gagne aussitôt en praticité. Référence et désignation sont les abscisses et les ordonnées du catalogue d'inventaire. Car chaque chose n'est vraiment à sa place dans notre magasin et dans notre esprit qu'à partir du moment où lui est affectée une désignation et si possible une seule. Lui associer un nom, voilà le repère qui nous manquait pour avancer.

Mais revenons à cet effet de zoom que vint incidemment illustrer la rencontre impromptue de deux instruments domestiques apparentés : la table à repasser et sa réplique en réduction, la jeannette. Les deux instruments ne sont pas strictement identiques mais le changement d'échelle et la multiplication par deux du même soubassement fonctionnel ont de quoi troubler. Or ce n'est pas tant moi qui divague, ici, c'est le réel qui bégaie. Et la manière dont il procède inopinément dans mon dos ne va pas sans me rappeler autre chose. Pour mieux le connaître, nous disposons de peu de moyens et d'une multitude d'exemples, parmi lesquels les objets s'offrent à nous avec cette insolente stabilité qui en fait d'excellents repères.

 

 

 

2.

 

Dans le fatras domestique, l'artiste Heung-Sup Jung en a « repêché » quelques uns : un réveille-matin, un magazine féminin, un bocal de petits-pois/carottes, un téléphone mobile, une canette de bière, une chaussure de marche... Tous ces objets ont été photographiés dans leur environnement ordinaire mais, outre le fait qu'ils apparaissent plus ou moins au centre de chaque image, un détail identique les distingue. Un épais cerne blanc les entoure pour la plupart, en effet. Ce cerne, on comprend qu'il souligne leur contour, mais il est si épais qu'à volume constant, la taille effective de chaque objet se trouve diminuée. En s'approchant des images, le subterfuge devient évident. Avant d'être photographié, chaque objet a été soumis au même traitement : d'abord uniformément peint en blanc, chaque objet revêt ensuite une image de lui-même peinte en réduction, l'épaisseur du cerne blanc qui subsiste matérialisant le volume résiduel. Seul le magazine fait exception à ce traitement dans la série de six intitulée Do you want to save it? en 2003. Dépourvu du cerne caractéristique, si l'exécution manuelle n'était pas si flagrante, l'on pourrait croire que deux éditions de tailles différentes du même périodique féminin ont été empilées. Mais, ici encore, un original a servi de motif en même temps que de support à son image peinte en réduction. Or, l'artiste ne pouvait l'ignorer, Biba, le mensuel choisi pour la circonstance, existe réellement en kiosque en deux tailles, le format de poche affichant un prix légèrement inférieur, qui est peut-être proportionnel à l'économie de papier. Sur le numéro choisi par l'artiste dudit magazine, un sous-titre de circonstance se détache comme une synthèse involontaire entre les problèmes de taille et de séduction (qui avec la mode, l'astrologie et le courrier des lectrices, forment les piliers de la presse féminine) : L'amour en grand ! Les productions de l'esprit n'ont plus besoin d'être exécutées à la main pour prétendre au rang d'œuvres d'art. Alors pourquoi Heung-Sup Jung s'est-il échiné à peindre cette reproduction du magazine puisqu'il lui eut suffit de poser le format de poche sur le grand format, geste non moins troublant, pour nous placer dans une situation si peu différente ? Deux raisons peuvent l'expliquer. D'abord  pour mettre en évidence sa manipulation — piège et action dans laquelle la main entre en jeu —, pour souligner-son-piège-à-la-main, je ne peux mieux le dire, puisque c'est ainsi que la main prend part conceptuelle au projet. Et accessoirement, parce qu'avec cette unité de traitement l'artiste revendique plus clairement l'appartenance de sa paire fictive de magazines à une série d'œuvres, donc à un groupe de pensée. La même année pourtant, le rendu pictural réaliste devient hyperréaliste dans une œuvre prenant pour motif comme pour support l'épais recueil des Nouveaux codes français et lois usuelles civiles et militaires à l'usage de la gendarmerie et des administrations civiles et militaires publié en 1889 par les éditions Henri-Charles Lavauzelle, Limoges-Paris.

 

Heung-Sup Jung n'est pas le premier artiste à s'interroger sur le pouvoir des images, mais il s'y prend d'une manière simple et radicale, il faut le reconnaître. Et quand il s'y colle, il prend soin de choisir des objets et des images indiscutables. Des objets qui sont indiscutablement des objets et des images qui sont indiscutablement des images. Les premiers appartiennent à notre environnement matériel immédiat. Les secondes, à la sphère de l'immatériel. Mais une fois encore, les mots nous trahissent. Car pourquoi l'environnement d'abord et ensuite la sphère ? Les images sont-elles forcément des objets qui se seraient dégradées en représentations, même après Magritte ? Apparemment oui, pour Heung-Sup Jung. Les objets sélectionnés par lui sont banals mais intègres, — les cubistes, en leur temps, auraient pu choisir les mêmes ou d'équivalents —, et c'est parce qu'ils ont cette trivialité que nous leur faisons confiance. Les images dont il se sert appartiennent en revanche au règne de la fiction, de l'imagerie touristique, du jeu vidéo, de l'interface informatique, du virtuel ou de ce que le babillage technologique qualifie assez contradictoirement de « réalité augmentée » — même les surréalistes, en leur temps, n'en auraient pas choisies d'équivalentes. Les premiers sont destinés à être manipulés. Les secondes à nous manipuler. Or entre ces deux mondes, tous les tours de passe-passe sont possibles. Et c'est ainsi que Heung-sup Jung transforme les objets en images et qu'il transforme les images en objets. Mais tandis que certains vouent tous leurs efforts à reproduire les uns à l'image des autres, lui entretient une franche séparation entre les deux catégories. La question de l'illusion est une question trop sérieuse pour lui, et la manipulation doit toujours être révélée. D'où, sur les objets peints en réduction, cette facture manuelle immédiatement identifiable (à l'exception du fort volume des Nouveaux codes français), même lissée par la photographie sous l'aspect de laquelle l'objet se montre finalement, deux procédés de représentation se superposant en l'occurrence pour une plus efficace réduction du modèle original.

Objet Trouvé, c'est ce titre en forme de lieu commun que Heung-Sup Jung a choisi de donner à sa première exposition personnelle en galerie. Un bon titre, bien trouvé, qui ne laisse rien au hasard. Or il n'y aura bientôt plus d'objet trouvé. Ceux qui, un jour, ont laissé quelques minutes leur valise sans surveillance dans un aéroport le savent bien. S'ils ne l'ont pas retrouvée, ce n'est pas parce qu'elle fit l'aubaine d'un quidam à l'affût de matériel abandonné, c'est parce qu'elle fut détruite par les services de sécurité — car l'étourdi est immédiatement suspect d'intention terroriste. Tout objet abandonné sur la voie publique est voué à disparaître. Ceux qui subsistent sont des ready-made assistés — mais on ne vous laisse pas entrer au musée une valise à la main et on ne vous en laisse pas sortir une boîte-en-valise sous le bras...

 

 

 

3.

 

Parmi les objets qu'affectionnent particulièrement Heung-Sup Jung, il en est un qui, selon sa théorie, ne vaut même pas qu'on le recherche quand on l'a égaré et qui pourtant exige instamment d'être remplacé dès qu'il vient à manquer. Cet objet insolemment versatile par son interchangeabilité même ; cet objet trouvé par excellence mais en lequel ne se retrouve presque jamais, sinon à contretemps, l'objet préalablement perdu par l'archéologue débraillé qui en fait la découverte involontaire ; cet objet insignifiant mais indispensable, donc, c'est le bouton, qui permet de tenir refermés l'un sur l'autre les deux pans d'un vêtement. Après la longue métaphore couturière qui me servit d'introduction, on ne s'étonnera pas si je m'y arrête. Deux fois au moins Heung-Sup Jung a manifesté de l'intérêt pour cet item vestimentaire dans son travail.

 

La plus récente occurrence correspond à la série Digital Fossil, 2009, qui met en évidence les failles d'un logiciel de dessin en 3D mis à l'épreuve d'une expérience élémentaire. Un dessin de David Shrigley [1] me passe à l'instant sous les yeux et il va peut-être m'aider à décrire cette expérience. Le dessin représente un homme nu de corpulence moyenne au front dégarni et ridé tombant dans le vide en s'écriant « I'm falling / I'm falling / Oh no / I'm falling ». Comme toujours chez Shrigley, le trait est tremblant, mais le dessin est parfaitement composé pour délivrer son grinçant message universel. L'homme qui tombe gesticule dans le haut de la feuille. Dans le bas, une ligne (peut-être tracée à la règle) figure on ne peut plus sommairement un horizon aquatique d'où n'émergent qu'un bras soulevé et le visage fort ressemblant au précédent d'un autre (?) homme hurlant : « I'm drowning / I'm drowning / Oh no / I'm drowning ». Les deux malheureux peuvent se voir. Ce sont peut-être des jumeaux. Le noyé appelle au secours le défenestré qui l'appelle également désespérément à l'aide. Laissons ici Bruegel et sa parabole des aveugles, que ces deux misérables ne sont pas puisqu'ils se voient bel et bien mourir. Retenons seulement que ces deux hommes sont en état d'immersion dans un espace qu'ils traversent à leurs dépens. (Alors le dessin n'est plus dramatique, il devient quasi scientifique. Par ce tour de passe-passe, on est passé de l’expressionnisme au minimalisme.) Or c'est juste cet état d'immersion spatiale qu'ont en commun le dessin de Shrigley et Digital Fossil, qui prend pour motif et pour hypothèse un bouton virtuellement enfoui dans une pile de feuilles de papier A4 et se décline en quatre versions : un poster 3D du bouton en situation traversant le plan d'une feuille de papier ; une photo du bureau de l'artiste montrant le travail en cours ; une animation vidéo qui rend l'expérience très explicite (la pile de papier est posée sur le bureau, elle diminue feuille à feuille, les feuilles supérieures de la pile sont immaculées, celles qui sont « traversées » par le bouton virtuel révèlent leur surface de contact avec ce corps étranger de couleur rose, la plupart du temps reconnaissable à ses quatre perforations caractéristiques ; les feuilles suivantes sont intactes donc immaculées elles aussi jusqu'à la dernière) ; et enfin quelques tirages patiemment sélectionnés parmi les feuilles intermédiaires de la pile où se manifestent les bugs, au reste fort peu spectaculaires, de l'application graphique. D'autres corps étrangers viennent interférer en effet dans la lecture de chaque coupe correspondante. Des formes noires se sont inexplicablement greffées sur les formes roses produites par le défilement feuille à feuille du processus, et c'est à l'apparition inopinée de ces plages noires que se signale l'anomalie informatique. Car la solution virtuelle simplifie tout et elle a notamment cet avantage d’offrir une vision nette en éliminant les tremblements de la main et les errements de la représentation empirique, mais elle n'est pas exempte d'aberrations ; et le bug est un trou noir dans l'architecture supposée irréprochable de l'application.

Si le tracé en coupe d'un simple bouton ou d'un édifice mondialement célèbre comme les tours du World Trade Center [2] peut s'assimiler à un dessin abstrait. Ce dessin a été produit par une décontextualisation arbitraire, mais selon un procédé tout ce qu'il y a de plus rationnel. Et Heng-Sup Jung a trouvé le moyen de lui engrener un nouveau système, producteur d'autres formes abstraites dérivées aléatoirement des précédentes. Toutes ces images, les simples et les distordues, relèvent elles aussi de la catégorie de l'objet trouvé. Or si, comme on l'a vu précédemment, le monde, déjà très encombré, se préoccupe de faire disparaître les objets trouvés, comme s'ils pouvaient tous nous sauter à la figure, Internet se charge de remédier au risque de pénurie au-delà de toute espérance...

 

Qu'il me soit maintenant permis de faire dialoguer David Shrigley avec Virginia Woolf. Les occasions sont rares. Et c'est pour mieux retomber sur mes pas, Heung-Sup Jung ne pourra m'en vouloir. « Si l'écrivain, dit Woolf, était un homme libre et pas un esclave, s'il pouvait écrire ce qu'il veut écrire et non pas ce qu'il doit écrire, s'il pouvait fonder son ouvrage sur son propre sentiment et non sur la convention, il n'y aurait ni intrigue ni comédie ni tragédie ni histoire d'amour ni catastrophe au sens convenu de ces mots, et peut-être pas un seul bouton cousu comme le tailleur de Bond Street les coud [3]. »

 

La première occurrence du bouton dans le travail de Heung-Sup Jung est à rechercher dans une œuvre de 2005. Reprenant le titre d'un best-seller du jeu vidéo, Final Fantasy fait partie d'un corpus d'installations dont on peut dire que l'artiste s'est fait une spécialité. On a vu comment Heung-sup Jung transforme les objets en images. Dans ces installations, il se livre à l'opération opposée. Selon un système qu'on peut à double titre qualifier de réalité augmentée, il transforme des images en objets. Et le même protocole laborieux est inlassablement suivi dans ce passage des deux aux trois dimensions. D'abord il choisit un document illustré. De l'image d'origine, il extrait un détail. Ce détail qui lui tient lieu de motif, il le scanne. Puis il procède à un agrandissement vertigineux, comme nous sommes toujours tentés d'en pratiquer sur nos écrans d'ordinateur pour visualiser les détails d'une image, avant de revenir en arrière, inévitablement frustrés de nous être finalement éloignés du motif en s'enfonçant dans « ses » pixels (alors que nous ne pouvons nous empêcher d'assimiler ces derniers aux atomes de l'objet représenté). Ce faisant, le but de Heung-Sup Jung n'est pas de produire une image plus grande, mais de préparer un matériau suragrandi dont, par un geste qui redouble la pixelisation, il déchirera le tirage en petits morceaux pour façonner ensuite à la main avec ces débris un modèle (impressionniste) en trois dimensions de l'objet choisi sur le détail de l'image originale. Dans le cas de Final Fantasy, le détail est donc un bouton et il est certes bien placé sur la poitrine rebondie de la jeune femme de la photo de référence mais, de taille insignifiante sur ce document, voici qu'après ce long détour il atteint la dimension pas si modeste d'une sculpture de 100 x 100 x 20 cm une fois « retourné » à l'état d'objet ! Sur la page de magazine qui, pour l'artiste, servit de point de départ à ce voyage et qui s'offre aux yeux du spectateur comme pièce à conviction en vis à vis de la sculpture, il y a une légende pour la photo ou un sous-titre pour l'article — impossible de savoir — : « Le retour d'un être cher ? » Sans abuser de la littérature anglaise, on peut se demander ce que l'auteur d'Alice en aurait pensé. Faut-il préciser que Final Fantasy, le jeu vidéo à succès, dut son titre à la conviction de ses concepteurs japonais qu'il serait l'ultime production de leur société, promise avant lui à la faillite ? Rien à voir avec L'Automne de la famille Kohagawa, de leur compatriote Yasujirō Ozu, qui meurt en 1963, deux ans après le tournage de ce film majeur que le cinéphile francophone découvrit sous le beau titre de Dernier caprice.

 

 

 

4.

 

D'autres artistes remettent en circulation des objets qui leurs appartiennent dans les rayons de supermarchés. D'autres font don à la communauté de livres qui leur appartiennent en les glissant discrètement sur les étagères de bibliothèques publiques. D'autres introduisent sciemment toutes sortes d'aiguilles dans toutes sortes de bottes de foin. Heung-Sup Jung réintroduit dans leur milieu les originaux qui sont les supports de leurs répliques, mais il peut aussi procéder inversement.

Dans son texte manifeste d'où provient le schéma reproduit ci-dessous et dont la traduction en français, tout empreinte de candeur poétique, n'enlève sans doute rien à l'essentiel, l'artiste, posant l'irréfutable constat de la surabondance des images à l'heure du numérique, se propose toutefois d'en sauvegarder quelques unes et même d'en rajouter. Son dessein est donc assez contraire en apparence à celui des pionniers de l'art conceptuel. Il se méfie des images, mais il a foi en « leur réalité ». Pour ne rien arranger à notre affaire, deux acceptions du même mot s'opposent ici : l'une maximaliste et l'autre plus superficielle, ce mot, réalité, désignant à la fois l'essence du réel et sa représentation. Car le réel nous est incompréhensible, il nous entoure au plus près comme au plus lointain. Nous ne pouvons nous en évader et nous ne pouvons nous évader de l'obsession de lui trouver un sens. (Tâter le réel n'est déjà pas si simple, il faudrait encore parvenir à en tâter les racines ; comme si, peut-être, celles-ci, qui en font nécessairement partie, nous offrait les moyens de l'évasion !)

 

 

 

 

« L'esprit reçoit, écrivait encore Virginia Woolf, des myriades d'impressions banales, fantastiques, évanescentes ou gravées avec l'acuité de l'acier. De toutes parts elles arrivent — une pluie sans fin d'innombrables atomes ; et tandis qu'ils tombent, qu'ils s'incarnent [...], l'accent ne se marque plus au même endroit ; hier l'instant important se situait là, pas ici [...]. [...] Enregistrons les atomes tels qu'ils tombent ; traçons, tout fragmentaire et incohérent qu'il paraisse, le dessin que chaque spectacle, chaque incident imprime dans la conscience [4]. »

 

Ainsi, le décor qui nous entoure, les vêtements que nous portons, les objets dont nous nous servons et tous ceux qui ne nous servent à rien sont autant d'attributs solidement arrimés à l'image que nous donnons de nous-mêmes. Une chemise qui nous appartient, un pantalon qui nous appartient, une veste qui nous appartient, des chaussures qui nous appartiennent, voilà comment nous nous exposons. Quand nous recevons chez nous, c'est bien pire : tous ces meubles et tous ces objets qui nous appartiennent sautent aux yeux de nos invités... D'où l'avantage qu'il y a à donner ses rendez-vous au café, car ces objets qui nous entourent et nous entortillent, nous ne les avons pas tous choisis, en tout cas pas tous comme nous l'aurions souhaité exactement.

La veste que je porte, par exemple, je ne l'ai pas réellement choisie. J'avais besoin d'une veste, je l'ai achetée. Si je n'en avais pas eu besoin, je l'aurais choisie pour elle-même. Je l'endosserais avec plus de plaisir, certainement, même si je dois lui reconnaître le mérite de me tenir chaud et d'avoir... tous ses boutons. Les objets qui nous sont inutiles ont en principe le mérite d'être choisis pour eux-mêmes. Car, tout un monde sépare le besoin et l'envie. Ainsi sont rangés d'une part les objets dont on use et d'autre part ceux que l'on convoite. Au demeurant, tous finissent par nous encombrer. Utilitaires ou pas, ils encombrent les étagères de nos armoires. Les armoires encombrent nos maisons. Les maisons encombrent les rues. Les rues encombrent les villes. Les villes encombrent l'horizon. Et la poussière encombre tout en se sédimentant inexorablement. Pourquoi les horizons dégagés exercent-ils un pouvoir hypnotique ? Pourquoi éprouvons-nous ce besoin de les observer intensément sans la moindre nécessité de les voir réellement ? Pour nous désencombrer. Parce que le vide nous procure de l'apaisement... juste après l'angoisse de l'asphyxie et juste avant de nous procurer un autre sentiment d'angoisse.

Quand les images nous leurrent nous ne pouvons nous empêcher de penser que les objets sont fiables. Quand la totalité nous échappe le détail est souvent un repère plus tangible — j'ai déjà évoqué le devenir « motif » du détail : le motif s'entendant comme support à variations ou, plus intrinsèquement, comme raison d'agir. Mais face à la multitude, la multiplication des détails et leur numérisation nous condamnent à une innombrable confusion.

 

 

Frédéric PAUL

novembre 2009



Frédéric Paul est critique d'art, docteur en histoire de l'art, il a dirigé le
Frac Limousin et est en charge du Centre d'art contemporain / Centre culturel de rencontre du Domaine de Kerguéhennec. Il a publié de nombreux essais notamment sur Douglas Huebler, William Wegman, Allen Ruppersberg, Claude Closky, Jonathan Monk, Richard Wright...



[1].               Newspaper Jan Mot, n° 69, Bruxelles, octobre 2009, p. 6.

[2].               Avant World Trade Center, 2007, On the Water, 2006, préfigurait avec un bâtiment anonyme cette idée simple que la somme des représentations en coupe d'un objet donné forme la représentation de cet objet en totalité. Vérifiable par l'animation vidéo, cette hypothèse rejoint la métaphore classique de la sculpture préexistant au bloc de pierre dans laquelle il suffisait de la dégager. Pour sa variation sur les tours au funeste destin, notons que Heung-Sup Jung ne céda pas à la facilité de disposer deux piles de papier côte à côte. Le groupe ainsi « sculpté » est bien dégagé d'un même bloc. Pour un sculpteur classique, ce choix relèverait du tour de force.

[3].               Virginia Woolf, L'art du roman, « Le roman moderne », tr. Rose Celli, Paris, éd. Seuil, coll Points, 2009, p. 12.

[4].               Ibid., pp. 12-13.